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Touching the Void

A Morgane, morte cette même nuit sur l’Aiguille de Bionnassay

Lundi 23 juillet 2007. Ernest me dépose au parking du Parc National Ala Archa, à une quarantaine de kilomètres au sud de Bichkek. Je prends la direction du glacier d’Ak-Sai, à quelques heures de route. Le chemin est pentu et terreux. Il surplombe la rivière Ak-Sai, un torrent qui dévale la vallée avec fracas, à travers une forêt de sapins. Au loin les hauts sommets enneigés du parc Ala Archa, dont le point culminant est le Pic Korona, à l’altitude du Mont Blanc. Mon objectif est de planter ma tente le plus haut possible, au moins 4000 m, et d’y passer deux nuits, afin de parfaire mon acclimatation à la haute altitude en vue de mon expédition prochaine au Pic Lénine. En chemin, je croise de nombreuses personnes, qui montent et qui descendent. Des Russes pour la plupart. Beaucoup de petits groupes de jeunes chargés comme moi de lourds sacs à dos. Dans le mien, il n’y a pourtant que le minimum: tente, sac de couchage, matelas, polaire, goretex, réchaud à gaz, et nourriture pour trois jours. Je peine. Je fatigue. J’imagine les porteurs que nous emploierons sur le Pic Lénine pour transporter nos dizaines de kilos d’équipement et de vivres entre les différents camps d’altitude! Le chemin traverse quelques rivières qui coulent des sommets environnants. Le paysage est très alpin: rivières, cascades, sapins, glaciers, vallées encaissées...

Après 4 heures de marche épuisante, je découvre le glacier d’Ak-Sai au loin: une grande étendue de glace bordée de moraines qui monte en pente raide vers le ciel. Des énormes séracs de formes diverses recouvrent le glacier et le rendent infranchissable. En aval, le glacier se transforme en un torrent qui dévale la pente entre les rochers en charriant tout sur son passage. J’arrive au camp de base. Des tentes par dizaines, installées les unes à coté des autres, au pied d’une cascade, au bord d’un petit ruisseau et directement sur les cailloux. Une vieille cabane sert de refuge à ceux qui n’ont pas de tente. Je rejoins un groupe de jeunes alpinistes. Tous sont russes sauf un Allemand qui est le seul à parler anglais. Cela fait deux semaines qu’il est là avec son compagnon de cordée. Nous sommes à 3300 m. C’est haut pour ce massif, mais relativement bas par rapport au Pic Lénine dont le camp de base est à 3800 m. Je demande s’il est possible de continuer en amont. L’Allemand m’explique les différentes options. L’une d’elles consiste à remonter le glacier d’Ak-Sai par le versant gauche afin de rejoindre le camp d’altitude du Pic Korona, le « Korona Hotel ». Selon lui, le camp doit se trouver aux alentours de 4000 m, c’est un bel endroit pour camper et il y a une dizaine de tentes. Vers 18H, malgré l’heure avancée, je décide de prendre la route. L’Allemand me recommande de prendre garde aux crevasses sur le glacier, certaines étant recouvertes de neige. Fatigué mais déterminé, je charge mon sac à dos et me dirige vers la moraine gauche du glacier.

Je suis les cairns disposés à une dizaine de mètres les uns des autres. Un pierrier dégueulasse, pentu et interminable m’amène en haut du glacier en 1H30. Je découvre alors une gigantesque cuvette de glace et de neige, entourée de pitons rocheux et de sommets enneigés. Je continue à longer le glacier sur le versant gauche. Petit à petit la partie rocailleuse entre le glacier à droite et la roche à gauche se rétrécit. Arrivé au bord du glacier, je ne distingue plus de cairns pour m’indiquer la route. J’en déduis qu’il faut maintenant marcher directement sur la glace. Celle-ci étant dure et mélangée avec de la terre, elle n’est pas glissante. Je remonte le glacier à pied en direction d’un terre-plein central caillouteux qui devrait rapidement m’amener au Korona Hotel. Je marche allègrement sur ce terrain infiniment plus confortable que le pierrier que je viens de grimper. J’enjambe les multiples petites fissures qui coupent le glacier dans toute sa largeur à intervalles réguliers. Il est presque 20 heures. La nuit tombe. Je suis seul, fatigué, en train de marcher sur un glacier strié de crevasses. Tout ce qu’il ne faut pas faire. J’atteins finalement le terre-plein central que je remonte tantôt coté rochers, tantôt coté glace. A chaque instant, j’espère découvrir le camp, quelques tentes regroupées sur la neige au fond de la cuvette, perdues dans l’immensité et dans la beauté du lieu. Je remarque des traces de pas sur la neige que je suis avec assurance. Soudain, je sens le sol se dérober sous mes pieds, mes bras s’élancent vers ciel, je tombe dans le vide.

En une fraction de seconde, je me retrouve à l’intérieur du glacier. En une fraction de seconde, tout bascule. J’ai déjà ressenti cette sensation de chute imprévisible: c’était au Brésil en 2000, j’étais passé à travers des planches pourries du premier étage d’une maison en bois, me retrouvant au rez-de-chaussée, trois mètres plus bas, sonné, en un éclair. Me voilà entre trois parois de glace, à trois mètres environ de la surface de la terre. Ma tente, disposée dans le sens de la largeur de mon sac à dos, a freiné ma chute. Mes pieds ont atterri sur deux aspérités glacées de part et d’autre de la faille. Je suis coincé dans le sens de la largeur entre trois parois de glace, une en amont sur laquelle sur trouve mon pied gauche, une autre en aval sur laquelle j’ai mon pied droit, et une troisième qui bouche la crevasse du coté droit. Du coté gauche, c’est le vide : la crevasse continue dans un gouffre noir sans fond. Un premier sentiment de colère m’assaille. Pendant quelques dizaines de secondes je m’énerve contre moi même, je me traite de tous les noms, je m’en veux de me retrouver dans cette situation tellement prévisible, tellement stupide. J’arrête mes énervements pour scruter l’endroit et tenter de repérer un moyen de remonter à la surface par mes propres moyens. Je suis entouré de murs de glace verticaux qui rendent complètement impossible toute tentative d’évasion. Je me rends compte rapidement qu’en essayant de bouger, je risque de tomber dans les profondeurs de la crevasse. Ce serait la fin. Je me résigne alors rapidement à l’idée de devoir passer la nuit ici. Debout. Dans le froid. Sans bouger. A quelques centimètres du vide. Entre la vie et la mort.

J’analyse la situation. A la hauteur de mes genoux, dans la paroi de droite, je remarque un creux, une sorte de petite niche. Adossé contre la paroi située en aval, avec d’infinies précautions, je dégage mon sac et l’y dépose. La nuit est en train de tomber. Je décide d’abord de me couvrir au maximum, anticipant une forte chute de température. Je réussis à ouvrir mon sac à dos et, dans un équilibre incertain, à y sortir une par une mes couches chaudes successives: sous-vêtement, sous-polaire, polaire et goretex. Puis, rapidement je déroule mon pôle télescopique de marche, j’y attache mon protège sac à dos de couleur jaune vif. Mon pôle mesure environ 1 m 40. En le tendant à bout de bras vers le haut, j’arrive à le hisser à plus de 3 m, soit 30 centimètres environ au-dessus de l’entrée de la crevasse. Je l‘agite alors le plus haut possible en criant. Je me rends compte rapidement que c’est inutile car il est maintenant 20H30, la nuit est proche, et personne ne passera sur ce glacier avant le lendemain matin. Je fixe alors mon bâton de marche à mon sac à dos pour éviter qu’il ne tombe.

Je prends conscience que ma survit dépend de deux choses: ne pas glisser plus bas dans la crevasse pendant la nuit, et arriver à me faire remarquer le lendemain matin par des alpinistes de passage. Pour me faire voir je dois disposer des objets à l’extérieur de la crevasse afin d’attirer l’attention. Je commence par la tente dont je n’aurai nullement besoin pendant la nuit. Je lance d’abord le sac de sardines, puis les barres métalliques, et finalement le sac contenant la toile que j’ai plus de mal à éjecter à l’extérieur: celui-ci retombe deux fois de suite dans la crevasse et c’est in extremis que j’arrive à le rattraper avant qu’il ne tombe dans les profondeurs du glacier. Vers 21H, les pieds toujours en équilibre, le dos adossé à la paroi située en aval, le bras droit posé sur la paroi de droite, je décide de prendre des photos. A cet instant, très incertain sur mes chances de survie, je décide de filmer un message d’adieu à ma famille et mes amis. Dans ce petit film j’expose ma situation. Il fait déjà nuit. J’explique que seul, je ne peux pas m’en sortir. J’insiste sur la connerie de me retrouver par inconscience sur un glacier, seul, à la tombée de la nuit, ce qui est absolument inexcusable. Très embarrassé, je demande alors à ma famille et amis de me pardonner pour cette connerie monumentale qui risque de me couter la vie. J’exprime ma honte de risquer de mourir dans une situation aussi bête. J’explique que j’ai froid, que je redoute cette nuit qui s’annonce, mais que je n’ai pas peur, que je suis serein, que la vie m’a déjà beaucoup donné, et qu’il ne faut pas s’en faire.

Il fait nuit. Les étoiles commencent à apparaitre. Je déroule ma couverture de survie et je l’attache autour de moi pour couvrir mes jambes. Il fait très humide. La glace fond inlassablement. Je suis entouré de stalactites qui goutent continuellement sur moi et sur mon sac à dos qui devient rapidement trempé. J’ai installé ma lampe frontale autour de mon cou. Je glisse ma main à l’intérieur de mon sac à dos pour y sortir une tomate, puis une deuxième que j’avalent goulument. J’ai perdu ma gourde pendant la chute, aussi les tomates me permettent de me désaltérer. Je suis dans une position très inconfortable, les jambes tordues, le corps recroquevillé sur lui-même de travers, je passerai toute la nuit à changer constamment de position. J’ai mal au dos, mes chevilles sont sous tension, mes pieds commencent à s’engourdir. L’humidité est partout, glacée, elle transperce tout. Toutes les parties de mon corps en contact avec la paroi se glacent en quelques secondes. Je décide d’utiliser mon sac de couchage. De couleur rouge, je le hisserai en dehors de la crevasse le lendemain matin pour être repéré. En attendant, je l’ouvre complètement et l’enfile à l’envers tel un peignoir de bain, mon sac à viande en guise de ceinture. Le bas du sac de couchage me recouvre complètement la tête telle la soutane d’un moine. J’essaye de protéger mes jambes le plus possible, elles aussi sont complètement trempées par l’eau qui suinte. J’observe sur ma montre-altimètre-baromètre la température : elle descend progressivement. Je suis à 3870m d’altitude.

Je déguste deux petits paquets de bonbons gélatineux au goût de cola. Un régal! Quelques madeleines à la fraise sont aussi un délice. Je reste là, dans mon trou, en équilibre, une jambe tendue, l’autre pliée et coincée contre mon sac à dos, le corps tordu plié vers l’avant, les coudes sur mon sac à dos, mes mains retenant ma tête. J’ai besoin de changer de position toutes les 5 minutes. Régulièrement j’allume la lumière et je regarde l’heure. Il est déjà minuit. Je ne suis pas fatigué. La tension et le stress sont une puissante adrénaline. Il ne faut surtout pas que je m’endorme: je risque de déraper pendant le nuit. Ce serait la fin. J’imagine. Que se passerait-il? A Nomad’s Home, la guesthouse dans laquelle j’habite à Bichkek, ils savent dans quelle vallée je me trouve. Je leur ai dit que je rentrerais mercredi soir, peut-être jeudi. Personne d’autre ne s’inquièterait de mon absence. Sauf Mihai, qui ne me trouverait pas à son arrivée à l’aéroport de Bichkek dans la nuit de jeudi à vendredi. Connaissant le nom de la guesthouse, il y arriverait seul au petit matin, trouvant mes hôtes inquiets à mon sujet. J’imagine alors Mihai organisant rapidement une expédition de recherche dans la vallée d’Ak-Sai avec les meilleurs montagnards du coin, montrant une photo de moi à tous les randonneurs et alpinistes rencontrés en chemin. Combien de temps faudrait-il pour me retrouver? Une journée, deux journées? Cela nous amène à samedi. Et il n’est que mardi matin. Cela fait cinq jours. Cinq jours à attendre dans les entrailles du glacier. Un immense sentiment de solitude m’envahi. Je suis ici, seul, perdu. J’imagine ma famille, mes amis, chez eux, au chaud, ensemble, ne se doutant de rien, pendant que moi je suis dans ce trou, entre la vie et la mort.

A ce moment-là je pense que je donnerais tout pour sortir de cet enfer. Pendant cette nuit au fond du glacier, j’aurai renoncé à tout, projets, ambitions, argent, pour sortir de là. Personne ne sait où je suis. Personne ne m’attend. Combien de corps gelés sont enfouis à jamais dans les profondeurs de ce glacier? J’imagine l’horreur d’une mort lente et programmée. De quoi mourrais-je en premier? J’hésite. De faim? De froid? Non, je crois de solitude et de désespoir. Vers 2H20 je me filme à nouveau. Je suis serein. J’explique calmement ma situation, la position de mon corps, ma confiance dans ma survie, j’explique ma stratégie pour le lendemain matin. Je n’ai pas froid mais mes pieds sont engourdis. Pour passer le temps je sors Les bienveillantes, que j’avais prévu de lire sous la tente pendant ma retraite en altitude. Je le pose sur mon sac à dos et commence à lire quelques pages à la lumière de ma lampe frontale, complètement recroquevillé sur moi même. N’ayant pas la place pour ouvrir complètement le livre, je ne peux lire que les pages de gauche. Je suis à la fin du chapitre courante. Le Dr. Aue a été envoyé à Stalingrad au cœur de l’hiver pour analyser le moral des troupes allemandes. Le narrateur décrit avec détails le chaos de la bataille de Stalingrad, l’horreur de la guerre, du froid, des terribles conditions de vie des soldats, comme ces colonies de milliers de poux quittant les corps gelés d’hommes tués quelques minutes auparavant et se dirigeant vers d’autres corps encore vivants et chauds. Les gouttes d’eau tombent sur le livre. Les pages sont de plus en plus difficiles à tourner. Je saute une page. Une deuxième. Je déchire un petit paquet de pages pour mieux pouvoir les lire. Le livre est rapidement complètement trempé, comme mon sac de couchage réputé imperméable. Mes jambes sont trempées, mes pieds aussi. J’éteins la lumière.

Je regarde le ciel: les étoiles sont toujours là. C’est un miracle. Ces derniers jours il a plu ou neigé toutes les nuits. J’imagine l’enfer s’il se mettait à pleuvoir ou à neiger. Je me dis que le beau temps est une bénédiction car le soleil incitera plus d’alpinistes à partir en expédition le lendemain matin. Je me dis aussi que dans mon malheur ma vie tient du miracle. Le miracle de ne pas être tombé plus bas. Le miracle d’être tombé exactement sur les deux seuls points fermes de cette crevasse qui me permettent de tenir debout. Le miracle d’avoir un pôle télescopique qui me permet de hisser des objets au dehors de la crevasse pour me faire remarquer. C’est la première fois de ma vie que j’en utilise un. Le miracle de n’être tombé qu’à trois mètres de la surface, ce qui permet d’être tout juste en contact avec l’extérieur grâce à mon pôle. Si j’étais tombé seulement 30 cm plus bas je n’aurais pas pu accéder à l’extérieur. Le miracle du beau temps. Le miracle d’avoir eu la possibilité de dégager mon sac à dos et d’utiliser les affaires et la nourriture qui s’y trouvent. J’interprète ma situation comme un avertissement, comme si la montagne me parlait, comme si elle me rappelait que c’est elle la plus forte, qu’il faut la respecter, qu’elle est dangereuse. Je comprends qu’il s’agit simplement d’une menace, que ma dernière heure n’est pas encore arrivée, que je vais m’en sortir. Cela me donne confiance. Je sors mon matelas que je gonfle et plie en quatre. Je le dispose sur mon sac à dos et allonge ma tête dessus. Je sens Les bienveillantes qui glisse et tombe dans les profondeurs du glacier. Recroquevillé sur moi-même, le corps tordu, en équilibre précaire sur mes deux jambes tendues, je fini par plonger dans un doux sommeil qui m’emmène pendant plusieurs dizaines de minutes, loin, très loin de ce glacier.

Vers 4 heures du matin, je me réveille en sursaut. J’étais parti loin, très loin. Le réveil est cauchemardesque. La réalité me retombe dessus d’un coup. Je suis là, bien là, dans le glacier d’Ak-Sai, seul, il fait nuit, il fait froid. J’ai un coup de déprime. Je suis transi de froid. L’humidité glaciale enveloppe tout mon corps. Bizarrement il ne gèle pas. Les étoiles sont toujours là, cela me rassure. Dans une heure la lumière commencera à apparaitre. Je sens mon pied droit qui glisse. La glace sur laquelle il repose est devenue plus lisse. Je sors un tee-shirt de mon sac, le pose sous mon pied pour augmenter l’adhérence entre celui-ci et la glace. Mon pied gauche est, lui, posé sur mon protège sac à dos. Mon sac de couchage est complètement trempé. Mon sac à dos également. Je mange un peu en attendant le lever du jour. Je fais des calculs. A quelle heure des alpinistes commenceront-ils à passer par ici? L’Allemand au camp de base m’a dit que les Russes ne débutaient pas très tôt leurs expéditions, ce qui n’arrange pas mes affaires. Je suis à deux heures de marche du camp de base, mais probablement à quelques minutes du camp d’altitude. A priori les premiers à passer seront les alpinistes en provenance du camp de base. En émettant l’hypothèse d’un réveil au lever du jour (vers 5H), d’un départ vers 6H, j’estime que les premières personnes passeront par ici à partir de 8H, et plus sûrement entre 9H et 10H. Mais suis-je sur le bon chemin? Je ne suis pas sûr. J’ai quitté le chemin marqué par des cairns environ une demi-heure avant de tomber. J’ai peut-être dévié de la route normalement empruntée par les alpinistes. Serai-je vu? Serai-je entendu? Dans tous les cas, je dois tout faire pour maximiser mes chances d’être repéré. Je dois utiliser tous les moyens, et tous les objets que j’ai à ma disposition.

Dés le lever du jour, j’entreprends de sortir mon sac de couchage en dehors de la crevasse. Pas facile. Imbibé d’eau, il pèse plusieurs kilos. Je tente de l’envelopper autour de mon pôle télescopique : il manque de tomber plus bas dans la crevasse à plusieurs reprises. Finalement, j’enroule mon sac à viande autour du sac plié en trois, je fais un nœud et j’arrive à le déposer délicatement sur le rebord de la crevasse à l’aide de mon pôle. Une partie du sac à viande pend et est à portée de main. Je pourrais ainsi éventuellement récupérer à nouveau mon sac de couchage si je devais passer une deuxième nuit ici, option que je trouve insupportable. Puis, le sac de couchage rouge vif marquant l’entrée de la crevasse, j’accroche au bout du bâton mon protège sac de couchage jaune ainsi que ma couverture de survie couleur or brillante. A l’extrémité, je rajoute la minuscule sacoche rouge qui sert de protection au réchaud à gaz. Dés 6H, je commence à agiter mon pôle télescopique à l’extérieur de la crevasse. Je ne dois absolument pas bouger les pieds. Mes gants sont trempés, mes doigts sont gelés et complètement égratignés par la chute de la veille. Je passe le bâton d’une main à l’autre et je crie: “heeeeeeeeeeeeeelp...eh oh eh oh eh oh eh oh...” et tout ce qui me passe par le tête. Il est tôt et je n’ai aucune idée de la portée de ma voix à l’extérieur mais je décide d’augmenter mes chances d’être repéré en agitant le pôle et en criant toutes les 30 secondes environ pendant 10 secondes. Mes bras s’engourdissent rapidement, ma voix est cassée mais je continue, inlassablement.

Des nuages angoissants passent. Par moment, la petite partie du ciel que j’ai au dessus de la tête en est complètement couverte. Mais les nuages finissent toujours par passer et c’est le plus souvent un ciel bleu que j’ai au dessus de moi. Vers 7H30, le soleil vient directement frapper l’entrée de la crevasse. La lumière du soleil se reflète contre la couverture de survie et je me dis qu’il s’agit là d’une bonne manière d’être repéré. J’ai beaucoup d’espoir. Il fait jour, il fait beau, l’entrée de la crevasse est maintenant entourée de trois morceaux de couleur : le bleu de la tente, le brun du matelas, et surtout le rouge du sac de couchage. Mon pôle télescopique dépasse légèrement l’entrée de la crevasse et je crie de toutes mes forces. Je ne peux rien faire de mieux. Je me filme à nouveau. Il ne me reste plus qu’à poursuivre ma stratégie et à attendre. Je m’imagine dehors, les pieds sur terre, la vision de la surface de la planète, une présence humaine, ce qui devrait être le plus beau moment de ma vie. Je m’imagine descendre immédiatement à Bichkek, quitter la montagne à jamais, rentrer en France, me recroqueviller dans la chaleur familiale. J’imagine tous ces alpinistes qu’on n’a jamais retrouvés, morts de froid et de solitude dans les entrailles de la terre. Je mets un trait définitif sur le Pic Lénine, je rêve de confort, de chaleur, de douceur, de tendresse.

Soudain, vers 8H30, j’entends des voix. J’agite mon pôle télescopique. Je crie. Je hurle. Les voix se rapprochent. Une tête se penche vers moi. Un visage moustachu me parle en russe. Je lui tends mon sac à dos qu’il remonte à la surface. Il me tend la main. Je suis surpris. Je lui fais signe qu’il est impossible qu’il me remonte à l’unique force de ses bras au dessus du vide. Il me tend une corde et deux jumars. Un jumar est une poignée autobloquante permettant de remonter le long d’une corde fixe. Je les installe à la corde. Je glisse mon pied droit dans l’anneau se trouvant à l’extrémité de la cordelette attachée au jumar. Je glisse mon pied gauche dans le deuxième jumar. Je me retrouve alors suspendu dans le vide. Je monte le jumar à la main tout en me reposant sur l’autre pied, et ainsi de suite. Cela devient très périlleux lorsque j’arrive à l’entrée de la crevasse à l’endroit où la corde fait un angle droit. Le moustachu doit alors défaire les jumars un par un pour les remettre plus haut sur la corde à l’extérieur de la crevasse. Je me retrouve alors un pied dans le vide, le corps pendulant de part et d’autre du gouffre. J’arrive finalement à hisser ma tête à la surface. Je vois alors un deuxième homme qui tient la corde. Mon sauveur me tend alors la main et je me retrouve rapidement les pieds sur terre. A cet instant précis, le cauchemar prend fin.

Le temps est magnifique. Le lieu est magique. Le glacier plonge dans la vallée d’Ak-Sai jusqu’à Bichkek. Je suis entouré de hauts pics enneigés éblouissants de lumière. Mes sauveurs sont deux alpinistes sibériens: Ivan, de Novossibirsk, et Anton, de Omsk. Ils redescendaient de l’ascension de la 5ème tour du Pic Korona où ils avaient passé trois jours accrochés à la paroi, lorsqu’ils ont aperçu une tâche rouge au loin. Nous redescendons ensemble au camp de base à vive allure. Je fais sécher mes affaires au soleil, plante la tente et plonge dans un profond sommeil pendant que la tempête se déchaine autour de moi. Le lendemain matin, avec les deux alpinistes allemands retrouvés, nous partons faire l’ascension ensemble du Pic Uchitel, 4500 m, qui surplombe le glacier d’Ak-Sai. Je suis maintenant à Bichkek, en route pour tenter l’ascension du Pic Lénine, 7134 m, dans les montagnes du Pamir, à la frontière du Kirghizistan et du Tadjikistan. Je jure néanmoins que l’avertissement a été bien reçu.


J. Dufour
Bichkek, le 26 juillet

 

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Photos de l'ascension du Pic Lénine
 

       
 

Le glacier d'Ak-Sai             

L'entrée de la crevasse  vue de l'intérieur

Le gouffre noir aaaaahhhhhh

       

Mes jambes immobiles pendant 13 heures

L'entrée de la crevasse vue de l'extérieur

Avec Anton et Ivan gggg hhaa